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Cheminer vers la Vérité

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Renouer avec la Paix en focalisant les Consciences sur les vrais enjeux


Agatha Christie et le trouble dissociatif de l'identité : "La Vivante et la Morte"

Publié par Veritas Inlustrat sur 2 Novembre 2018, 18:33pm

Catégories : #Contrôle Mental

➤ Agatha Christie et le trouble dissociatif de l'identité : "La Vivante et la Morte"Agatha Christie a abordé le thème du trouble dissociatif de l'identité dans une nouvelle initialement publiée au Royaume-Uni en 1925, puis en France en 1981.

La nouvelle intitulée "La Vivante et la Morte" (The Forth Man), raconte l'histoire de trois hommes - un révérend, un médecin et un avocat - se rencontrant dans un train et échangeant sur le cas d'une femme à la personnalité multiple nommée Félicie Bault, mais un quatrième homme les écoute attentivement et finit par intervenir dans leur discussion...

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      Le révérend Parfitt était encore tout haletant. Courir pour prendre le train n’était plus guère de son âge. D’abord, il n’avait plus sa sveltesse d’autrefois, et plus il prenait d’embonpoint, plus il avait tendance à s’essouffler rapidement. Cette tendance, le Rd Parfitt était habituellement le premier à la mentionner : « C’est le cœur, vous comprenez », disait-il, très digne.

Il se laissa tomber dans un des coins du compartiment de première classe avec un soupir de soulagement. La douce tiédeur du wagon chauffé lui parut des plus agréables. Dehors la neige tombait. Quelle chance d’avoir une place de coin pour un long voyage de nuit ! Terriblement fatigant dans le cas contraire. Il devrait y avoir des couchette dans ce train.

Les trois autres coins étaient déjà occupés et, comme il en faisait mentalement la remarque, le Rd Parfitt s’aperçut que le voyageur assis à l’extrémité opposée de l’autre banquette l’avait reconnu et lui adressait un aimable sourire. C’était un homme au visage avenant, entièrement rasé, et aux tempes tout juste grisonnantes. Tout, en lui, révélait si bien l’homme de loi que personne n’aurait pu s’y tromper un instant. Sir George Durand était effectivement un avocat en renom.

 

 

- Eh bien, Parfitt, fit-il avec bonhomie, il me semble que vous avez couru ! 

- Très mauvais pour mon cœur, hélas ! dit le révérend. C’est une heureuse coïncidence de vous rencontrer, sir George. Vous allez loin dans le Nord ? 

- Newcastle, répondit laconiquement sir George. A propos, connaissez-vous le Dr Campbell Clark ? 

L’homme assis sur la même banquette que le révérend inclina la tête avec affabilité. 

- Nous nous sommes trouvés sur le quai, poursuivit l’avocat. Encore une coïncidence. 

Le Rd Parfitt examina le Dr Campbell Clark avec un vif intérêt. Il avait souvent entendu
prononcer son nom. Le Dr Clark avait pris rang parmi les plus éminents spécialistes des maladies mentales et son dernier ouvrage, Le Problème de l’inconscient, avait été le livre le plus commenté de l’année. 

Le Rd Parfitt vit une mâchoire carrée, des yeux bleus au regard franc et des cheveux tirant sur le roux, dans lesquels n’apparaissait encore aucun fil d’argent, mais qui commençaient à s’éclaircir sérieusement. Et il eut aussi l’impression d’une très forte personnalité. 

Par une association d’idées bien naturelle, le révérend porta son regard sur le voyageur assis en face de lui, s’attendant presque à recevoir de ce côté-là aussi un petit salut familier, mais le quatrième occupant du compartiment était un parfait inconnu – un étranger, sans doute, pensa le révérend. C’était un homme mince, brun, et somme toute assez insignifiant. Enfoui dans un vaste pardessus, il paraissait dormir profondément. 

- Le Rd Parfitt, de Bradchester ? s’enquit le Dr Campbell Clark d’une voix agréable. 

Le révérend eut l’air flatté. Déciément, ces « sermons scientifiques » qu’il avait prononcés n’étaient pas passés inaperçus – cela était dû surtout au fait que la presse leur avait accordé une large place. De toute façon, c’était ce dont l’Eglise avait besoin : de bonnes prédications qui n’en soient pas moins d’actualité.

- J’ai lu votre livre avec beaucoup d’intérêt, docteur Clark, dit-il. Bien qu’il soit un peu trop technique pour moi par endroits. 

Durand intervint : 

- Préférez-vous parler ou dormir, révérend ? Je vous avouerai tout de suite que je souffre d’insomnie et que par conséquent j’opterai pour la conversation. 

- Mais certainement ! J’en suis, fit le révérend. Je dors rarement au cours de ces longs voyages de nuit, et le livre que j’ai là est ennuyeux au possible. 

- En tour cas, nous formons un petit groupe tout à fait éclectique, fit observer le docteur avec un sourire. L’Eglise, le Barreau et la Faculté.

- Peu de choses sur quoi nous ne puissions donner une opinion les uns ou les autres, hein ? dit Durand en riant.

L’Eglise en se plaçant du point de vue spirituel, moi du point de vue juridique et purement temporel, et vous, docteur, couvrant le domaine le plus étendu de nous trois, puisqu’il va du purement pathologique au... super-psychologique ! A nous trois, nous devons être capables d’embrasser n’importe quel sujet de façon assez complète, il me semble.

- Pas si complète que vous l’imaginez, à mon avis, dit le Dr Clark. Il y a un autre point de vue que vous avez laissé de côté et qui est assez important.

- Et c’est ? demanda l’avocat.

- Le point de vue de l’homme de la rue.

- Est-il vraiment si important ? L’homme de la rue n’est-il pas généralement dans l’erreur ?

- Oh ! presque toujours. Mais il a ce qui manque fatalement à toute opinion de spécialiste – le point de vue personnel. En fin de compte, vous comprenez, on ne peut faire abstraction des réactions individuelles. J’en ai fait l’expérience dans ma profession. Pour chaque malade qui vient me trouver et qui souffre vraiment, il s’en présente au moins cinq qui n’ont absolument rien, si ce n’est une incapacité totale de vivre en bonne intelligence avec ceux dont ils partagent le toit. Ils appellent cela de tout ce qui leur passe par la tête – de l’hydarthrose du genou à la crampe des écrivains –, mais c’est toujours la même chose, la surface à vif produite par le frottement d’un cerveau contre un autre cerveau.

- Vous avez beaucoup de « nerveux » parmi vos malades, je suppose, fit remarquer le révérend en prononçant le mot avec un petit air dédaigneux. (Ses propres nerfs étaient excellents).

- Ah ! voilà ! Et qu’entendez-vous par là ? (Le docteur s’était tourné vers lui, vif comme l’éclair). Nerveux ! Les gens emploient ce mot et le font suivre d’un petit rire comme vous venez de le faire. Un tel n’a rien, disent-ils. C’est simplement les nerfs. Mais, grand Dieu ! mon cher monsieur, vous touchez là le fond du problème. On peut s’attaquer à une simple maladie du corps et la guérir. Mais, à ce jour, nous n’en savons guère plus sur les causes obscures qu’au temps de... du règne de la reine Elisabeth Ire !

- Dieu du ciel ! fit le Rd Farfitt, quelque peu décontenancé par cette attaque. Est-ce possible ?

- Cependant, voyez-vous, c’est un signe de grâce, reprit le Dr Clark. Jadis, nous considérions l’homme comme un simple animal, corps et âme – en insistant plus particulièrement sur le premier de ces deux éléments.

- Corps, âme et esprit, rectifia timidement le clergyman.

- Esprit ? (Le docteur fit un étrange sourire). Qu’entendez-vous. Qu’entendez-vous exactement par l’esprit, vous autres ecclésiastiques ? Vous n’avez jamais été très explicites là- dessus, vous savez. Depuis des temps immémoriaux, vous avez reculé devant une définition précise.

Le révérend s’éclaircit la gorge pour prendre la parole, mais, à sa vive contrariété, l’occasion ne lui en fut pas donnée.

Le docteur poursuivit :

- Sommes-nous même sûrs que « esprit » soit le mot qui convient ? Ne serait-ce pas plutôt « esprits » au pluriel ?

- Au pluriel ? demanda sir George Durand, levant comiquement les sourcils.

- Oui. (Campbelle Clark cessa de regarder le révérend pour fixer les yeux sur lui. Il se pencha en avant et, de l’index, tapota légèrement la poitrine de l’avocat). Etes-vous tellement sûr, dit-il gravement, qu’il n’y a qu’un occupant dans cet édifice – car ce n’est pas autre chose, vous savez –, cette agréable résidence à louer meublée pour sept, vingt et une, quarante et une, soixante et onze années, ou telle autre durée ? A la fin de son bail, le locataire déménage ses biens – peu à peu – puis quitte la maison tout à fait, et à ce moment celle-ci s’écroule et vous n’avez plus que ruine et composition. Vous êtes les propriétaire de la maison, nous l’admettons, mais ne sentez-vous jamais la présence d’autres occupants – domestiques aux pieds légers, à peine remarqués, si ce n’est pour le travail qu’ils font – travail que vous n’avez pas conscience d’avoir fait ? Ou d’invités – des dispositions d’esprit qui s’emparent de vous et font de vous, momentanément, un « autre homme », comme l’on dit ? Vous êtes le roi dans votre château, soit, mais soyez bien assuré que le manant y est présent aussi.

- Mon cher Clark, dit lentement l’avocat, vous m’inquiétez terriblement. Mon esprit est-il vraiment un champ de bataille où s’affrontent des personnalités opposées ? Est-ce là la dernière découverte de la science ?
Ce fut au tour du docteur de hausser les épaules.

- Votre corps est bien un champ de bataille, dit-il sèchement. Alors pourquoi pas votre esprit ?

- Très intéressant, dit le Rd Parfitt. Ah ! merveilleuse science !... merveilleuse science !

Et, intérieurement, il pensait : « Voilà qui peut me fournir un thème pour un sermon retentissant. »

Mais, la surexcitation momentanée passée, le Dr Campbell Clark s’était renversé de nouveau sur son siège.

- A vrai dire, fit-il observer, d’un ton sèchement professionnel, c’est un cas de dédoublement de la personnalité qui m’appelle à Newcastle aujourd’hui. Un cas très intéressant. Sujet névropathe, bien entendu. Mais tout à fait authentique.

- Dédoublement de la personnalité, dit sir George Durand, pensif. Ce n’est pas tellement rare, je crois bien. Cela s’accompagne d’une perte de mémoire, n’est-ce pas ? Je sais que la question a été soulevée l’autre jour en justice à propos d’un testament.

Le Dr Clark approuva de la tête.

- Le cas classique, évidemment, dit-il, fut celui de Félicie Bault. Vous vous souvenez peut- être d’en avoir entendu parler ?

- Bien sûr, dit le Rd Parfitt. Je me rappelle avoir lu l’affaire dans les journaux – mais c’était il y a déjà longtemps, au moins sept ans.

Le Dr Clark fit un signe affirmatif.

- Cette fille devint célèbre en France, dit-il. Des savants accoururent de tous les coins du monde pour l’examiner. Elle n’avait pas moins de quatre personnalités distinctes. On les avait numérotées : Félicie A, Félicie 2, Félicie 3, etc.

- N’a-t-on pas émis l’hypothèse d’une supercherie délibérée ? demanda sir George avec vivacité.

- Les personnalités de Félicie 3 et de Félicie 4 pouvaient peut-être prêter au doute, reconnut le docteur. Mais le fait principal demeure. Félicie Bault était une paysanne bretonne. Elle était la troisième d’une famille de cinq enfants, fille d’un père ivrogne et d’une mère faible d’esprit. Un jour qu’il était pris de boisson, le père étrangla la mère, ce qui lui valut, si je ne me trompe, d’être relégué à vie. Félicie avait alors cinq ans. Des gens charitables s’intéressèrent aux enfants et Félicie fut élevée et éduquée par une vieille demoiselle anglaise qui tenait une sorte de pensionnat pour enfants indigents. Cependant, celle-ci ne put pas faire grand-chose de Félicie. Elle la décrivit comme une enfant anormalement lente et stupide, maladroite de ses mains, et qui n’avait appris à lire qu’avec les plus grandes difficultés. Cette demoiselle, miss Slater, essaya de la préparer pour le service domestique et elle lui trouva effectivement plusieurs places lorsqu’elle fut en âge de travailler. Mais Félicie ne resta jamais longtemps chez les mêmes patrons en raison de sa stupidité et aussi de son immense paresse.

Le docteur s’arrêta un instant, et le révérend, recroisant ses jambes et se serrant davantage dans sa couverture de voyage, s’aperçut soudain que l’homme qui lui faisait face avait bougé très légèrement. Ses yeux, fermés jusque-là, étaient maintenant grands ouverts et il y avait dans leur regard une lueur railleuse et indéfinissable qui fit tressaillir le digne révérend. On eût dit que l’homme écoutait et qu’il se réjouissait secrètement de ce qu’il entendait.

- On possède une photographie de Félicie Bault à l’âge de dix-sept ans, poursuivit le docteur. Elle nous la représente comme une petite campagnarde aux traits sans finesse et à la constitution robuste. Rien dans cette photographie n’indique qu’elle était appelée à devenir une des personnes les plus connues en France.

« Cinq ans plus tard, alors âgée de vingt-deux ans, Félicie Bault fut atteinte d’une grave maladie nerveuse et c’est lors de sa convalescence que les étranges phénomènes commencèrent à se manifester. Voici les faits, qui ont été certifiés par de nombreux savants parmi les plus éminents. La personnalité appelée Félicie 1 était indiscernable de la Félicie Bault connue depuis vingt-deux ans. Félicie 1 écrivait le français avec hésitation et en faisant d’énormes fautes ; elle ne parlait pas de langues étrangères et était incapable de jouer du piano. Félicie 2, au contraire, parlait l’italien couramment et l’allemand assez bien. Son écriture différait totalement de celle de Félicie 1 et elle écrivait le français dans un style coulant et expressif. Elle pouvait discuter de politique et d’art et elle aimait passionnément jouer du piano. Félicie 3 avait beaucoup de points communs avec Félicie 2. Elle était intelligente et possédait apparemment une bonne instruction, mais au moral le contraste était saisissant. Elle apparaissait en fait comme une créature complètement dépravée – mais dépravée comme elle aurait pu l’être si elle avait vécu à Paris et non en province. Elle connaissait à fond l’argot parisien et les expressions en usage dans le demi- monde. Son langage était licencieux et elle avait coutume de jurer contre la religion et ce qu’elle appelait les « bonnes gens » en des termes blasphématoires au dernier degré. Finalement, il y avait Félicie 4, créature rêveuse, simplette, nettement pieuse et prétendument douée de double vue, mais cette quatrième personnalité était fuyante et très peu convaincante et on a supposé parfois qu’il s’agissait d’une supercherie calculée de la part de Félicie 3 – une sorte de tour qu’elle jouait à un public crédule. Je peux dire que (à l’exception, peut-être, de Félicie 4) chacune de ces personnalités était parfaitement distincte et n’avait pas connaissance des autres. Félicie 2 était sans nul doute celle qui dominait et il lui arrivait de durer jusqu’à quinze jours de suite, après quoi Félicie 1 apparaissait subitement et restait un jour ou deux. Ensuite, ce pouvait être le tour de Félicie 3 ou 4, mais ces deux dernières occupaient rarement la place plus de quelques heures. Chaque changement était accompagné d’un violent mal de tête et d’un profond sommeil et, dans chaque cas, il ne subsistait pas le moindre souvenir des autres états, la personnalité du moment reprenant le fil de sa vie propre là où il avait été interrompu et n’ayant pas conscience du passage du temps.

- Remarquable, murmura le révérend. Tout à fait remarquable. Nous pouvons dire que nous ne savons encore à peu près rien des merveilles de l’univers.

- Nous savons qu’il y a dans cet univers un certain nombre d’imposteurs très malins, fit l’avocat d’un ton caustique.

- Le cas de Félicie Bault a été étudié par des hommes de loi aussi bien que par des médecins et des savants, reprit vivement le Dr Campbell Clark. Me Quimbellier, vous vous rappelez, a fait une enquête des plus minutieuses et a confirmé l’opinion des savants. Et après tout, pourquoi cela nous surprendrait-il tellement ? Il nous arrive de tomber sur des œufs avec deux jaunes, n’est-ce pas ? Et sur des bananes jumelles ? Pourquoi pas l’âme double – ou dans ce cas l’âme quadruple – dans un seul corps ?

- L’âme double ? protesta le révérend.

Le docteur tourna vers lui ses yeux bleus au regard perçant.

- Comment pouvons-nous appeler cela autrement ? C’est-à-dire, si la personnalité est l’âme ?

- Il faut se féliciter qu’un tel état de choses ne soit qu’un caprice de la nature, fit remarquer sir George. Si le cas était fréquent, il donnerait lieu à de jolies complications.

- C’est un état tout à fait anormal, cela se conçoit, opina le docteur. Il est réellement dommage qu’une étude plus longue n’ait pu être entreprise, mais tout cela se termina par la mort inopinée de Félicie.

- Il y a eu quelque chose d’étrange dans cette mort, si je me souviens bien, dit lentement l’avocat.

Le Dr Campbell Clark approuva de la tête.

- Une chose absolument inexplicable en effet. La jeune fille fut trouvée un matin morte dans son lit. Il était visible qu’elle avait été étranglée. Mais, à la stupéfaction de tous, il fut bientôt prouvé de façon péremptoire qu’elle s’était réellement étranglée elle-même. Les marques laissées sur son cou étaient celle de ses propres doigts. C’est là une méthode de suicide qui n’est sans doute pas matériellement impossible, mais qui a dû nécessiter une force musculaire énorme et une force de volonté presque surhumaine. Ce qui avait poussé cette fille à une telle extrémité n’a jamais été découvert. Il est évident que son équilibre mental avait été de tout temps précaire. Quoi qu’il en soit, le fait est là. Le rideau est retombé définitivement sur le mystère de Félicie Bault.

C’est alors que l’homme assis dans le coin près de la fenêtre se mit à rire.

Les trois autres sursautèrent comme s’ils avaient reçu un coup de fusil. Ils avaient totalement oublié la présence de leur compagnon silencieux. Comme ils tournaient des regards étonnés vers le coin où il était assis, toujours pelotonné dans son pardessus, il rit de nouveau.

- Il faut m’excuser, messieurs, dit-il dans un anglais parfait où perçait cependant un léger accent étranger.

Il se redressa, laissant voir un visage pâle orné d’une petite moustache d’un noir de jais.

- Oui, il faut m’excuser, répéta-t-il, faisant le simulacre de s’incliner. Mais vraiment ! quand il s’agit de science, le dernier mot est-il dit ?

- Vous savez quelque chose sur le cas dont nous parlions ? demanda le docteur avec courtoisie.

- Sur le cas lui-même, non. Mais j’ai connu la jeune fille.

- Félicie Bault ?

- Oui. Et Annette Ravel également. Vous n’avez pas entendu parler d’Annette Ravel, je vois ? Et pourtant l’historie de l’une est inséparable de l’histoire de l’autre. Croyez-moi, vous ne savez rien de Félicie Bault si vous ne connaissez pas aussi l’histoire d’Annette Ravel.

- Il tira une montre de son gousset et regarda l’heure.

- Une demi-heure exactement avant le prochain arrêt. J’ai le temps de vous raconter l’histoire – c’est-à-dire, s’il vous plaît de l’écouter !

- Racontez, je vous en prie, fit le docteur.

- Nous en serons ravis, dit le révérend.

Sir George Durand se contenta de prendre une attitude d’intense intérêt.

- Mon nom, messieurs, commença leur compagnon de voyage, est Raoul Letardeau. Vous venez de parler à l’instant d’une demoiselle anglaise, miss Slater, qui s’intéressait aux œuvres de charité. Je suis né en Bretagne, dans ce village de pêcheurs, et quand mes parents trouvèrent tous deux la mort dans un accident de chemin de fer, ce fut miss Slater qui me recueillit et me sauva de l’équivalent de la maison des pauvres dans votre pays. Elle s’occupait d’environ vingt enfants, garçons et filles. Parmi celles-ci se trouvaient Félicie Bault et Annette Ravel. Si je ne puis vous faire comprendre la personnalité d’Annette Ravel, messieurs, vous ne comprendrez rien à ce qui va suivre. Elle était l’unique enfant d’une fille de joie qui était morte tuberculeuse, abandonnée par son amant. Cette mère avait été danseuse à ses heures et Annette aurait voulu devenir danseuse elle aussi. Quand je la vis pour la première fois, c’était un petit bout de femme de onze ans avec des yeux dans lesquels on lisait alternativement la moquerie et la promesse, un petite créature pleine de feu et de vie. Et aussitôt – oui, aussitôt –,elle fit de moi son esclave. C’étaient des « Raoul, fais ceci pour moi », « Raoul, fais cela pour moi ». Et moi, j’obéissais. Déjà je l’adorais et elle le savait.

Nous avions pris l’habitude d’aller ensemble sur le rivage, tous les trois – car Félicie venait avec nous. Et là, Annette retirait ses chaussures et ses bas et se mettait à danser sur le sable. Et quand elle se laissait tomber hors d’haleine, elle nous disait ce qu’elle voulait faire et ce qu’elle voulait être plus tard :

- Vous savez, je serai célèbre. Oui, très célèbre. Je veux avoir des centaines, des milliers de bas de soie, de la soie la plus fine. Et je vivrai dans un appartement magnifique. Tous mes amoureux seront jeunes et beaux, et riches aussi. Et quand je danserai, tout Paris viendra me voir. Les gens crieront, hurleront, s’égosilleront et trépigneront de joie en me voyant danser. Et quand viendra l’hiver, je cesserai de danser. J’irai me reposer au soleil, dans le Midi. Il y a des villas avec des orangers, là-bas. J’en aurai une. Je m’étendrai au soleil sur des cousins en soie et je mangerai des oranges. Quant à toi, Raoul, j’aurai beau être riche et célèbre, je ne t’oublierai jamais. Je te protégerai et je t’aiderai dans ta carrière. Notre Félicie sera ma femme de chambre – non, elle est trop maladroite de ses mains... Regarde-les, tes mains ! Regarde comme elles sont épaisses et grossières.

A ces mots, Félicie se fâchait, mais Annette continuait de la taquiner.

- C’est une si grande dame, Félicie... si élégante, si raffinée. C’est une princesse déguisée... ha ! ha !

- Mon père et ma mère étaient mariés, tu ne peux pas en dire autant des tiens, grognait Félicie d’un ton vindicatif.

- Oui, et ton père a tué ta mère. Il y a vraiment de quoi se vanter d’être la fille d’un assassin !

- Ton père a laissé ta mère se pourrir, rétorquait Félicie.

- Ah oui. (Annette était songeuse). Pauvre maman ! Il faut se maintenir forte et en bonne santé. C’est l’essentiel d’être forte et bien portante.

- Je suis aussi forte qu’un cheval, moi, déclarait Félicie avec fierté.

Et elle l’était sans aucune doute. Elle était deux fois plus forte que n’importe quelle fille du pensionnat. Et elle n’était jamais malade.

Mais elle était stupide, vous comprenez, stupide comme une bête. Je me demandais souvent pourquoi elle suivait partout Annette comme elle le faisait. Cette dernière semblait exercer sur elle une sorte de fascination. Parfois, je pense, elle haïssait réellement Annette et il faut dire qu’Annette n’était pas bonne pour elle. Elle raillait sa lenteur et sa stupidité et elle l’humiliait devant les autres. J’ai vu Félicie le visage blanc de rage. Je craignais parfois de la voir saisir Annette à la gorge et la serrer dans ses mains puissantes jusqu’à l’étrangler. Elle n’avait pas l’esprit assez prompt pour répondre aux railleries d’Annette, mais elle finit par apprendre une riposte qui ne manquait jamais son but. Il lui suffisait de se vanter de sa force physique et de sa bonne santé. Elle avait compris (ce que je savais depuis toujours) qu’Annette enviait sa robuste constitution et elle frappait instinctivement au point faible de l’armure de son ennemie.

Un jour, Annette vint me trouver tout joyeuse.

- Raoul, me dit-elle, aujourd’hui nous allons nous amuser aux dépens de cette idiote de Félicie.

- Que vas-tu faire ?

- Viens derrière le petit hangar et je vais te le dire.

Annette avait par hasard mis la main sur un certain livre. Il y en avait une partie qu’elle ne comprenait pas et, à vrai dire, le sujet était bien trop ardu pour elle. Il s’agissait d’un ouvrage ancien sur l’hypnotisme.

- Un objet brillant, dit-on. Le bouton en cuivre au pied de mon lit ; on peut le faire tourner. Je l’ai fait regarder à Félicie hier soir. « Regarde-le fixement, je lui ai dit. Ne le quitte pas des yeux. » Et alors, je l’ai fait tourner. Raoul, j’ai eu peur ! Ses yeux avaient l’air si drôles – si drôles ! « Félicie, tu feras ce que je te commande, toujours », je lui ai dit. « je ferai ce que tu me commanderas, Annette, toujours », elle a répondu. Et alors, alors, j’ai dit : « Demain à midi, tu apporteras une chandelle de suif dans la cour de récréation et tu te mettras à la manger. Et si quelqu’un te pose une question, tu diras que c’est la meilleure galette que tu aies jamais goûtée ». Oh ! Raoul, qu’en dis-tu ?

- Mais elle ne fera jamais une chose pareille, objectai-je.

- Le livre dit que si. Ce n’est pas que je le croie vraiment, mais, oh ! Raoul, si le livre dit vrai, ce qu’on va s’amuser !

Moi aussi, je trouvai l’idée très comique. Nous passâmes le mot à nos camarades et à midi nous étions tous dans la cour de récréation. Et voilà Félicie qui arrive, exacte à une minute près, un morceau de chandelle à la main. Me croirez-vous, messieurs, si je vous dis qu’elle se mit à la grignoter le plus sérieusement du monde ? Nous en étions malades de rire ! De temps en temps, un enfant ou un autre s’approchait d’elle et lui disait gravement : « C’est bon, ce que tu manges là, n’est-ce pas, Félicie ? » Et elle répondait : « Mais oui, c’est la meilleure galette que j’aie jamais goûtée ». Et alors nous éclations de rire. Nous finîmes par rire si fort que le bruit sembla faire prendre conscience à Félicie de ce qu’elle était en train de faire. Elle cligna des yeux avec un air perplexe et regarda successivement la chandelle et notre petit groupe. Elle passa sa main sur son front.

- Mais qu’est-ce que je fais ici ? murmura-t-elle.

- Tu es en train de manger une chandelle ! criâmes-nous ;

- C’est moi qui t’ai fait faire ça. Oui, c’est moi ! s’exclama Annette, exécutant devant elle un pas de danse.

Félicie écarquilla les yeux un moment, puis elle marcha lentement sur Annette.

Ainsi c’est toi... c’est toi qui m’as ridiculisée ? Je crois me rappeler maintenant. Ah ! je te tuerai pour la peine.

Elle parlait sur un ton tout à fait calme, mais Annette recula soudain devant elle et vint se cacher derrière moi.

- Protège-moi, Raoul ! J’ai peur de Félicie. Ce n’était qu’une plaisanterie, Félicie, une simple plaisanterie.

- Je n’aime pas ces plaisanteries-là, dit Féicie. Tu comprends ? Je te déteste. Je vous déteste tous !

Elle fondit soudain en larmes et se sauva.

Je pense qu’Annette fut effrayée par le résultat de son expérience et qu’elle ne chercha pas à la renouveler. Mais à dater de ce jour son ascendant sur Félicie sembla augmenter. Félicie, je le crois maintenant, ne cessa jamais de la détester, et pourtant elle ne pouvait pas s’éloigner d’elle. Elle restait attachée à Annette comme un chien fidèle.

A quelque temps de là, messieurs, on me trouva un emploi et je ne revins qu’occasionnellement au pensionnat, au cours de mes vacances. Le désir d’Annette de devenir danseuse ne fut pas pris au sérieux, mais elle montra en grandissant de fort bonnes dispositions pour le chant et miss Slater consentit à la faire préparer à la carrière de la chanteuse.

Elle n’était pas paresseuse, Annette. Elle travaillait fiévreusement, sans prendre de repos. Miss Slater fut obligée de l’empêcher de se surmener. Elle me parla d’elle un jour.

- Tu as toujours eu beaucoup d’affection pour Annette, me dit-elle. Persuade-la de ne pas trop se fatiguer. Depuis quelque temps elle a une petite toux qui ne me plaît pas.

Peu après, mon travail m’appela très loin de là. Je reçus une ou deux lettres d’Annette au début, puis plus rien. Je restai à l’étranger pendant cinq ans.

Par le plus grand des hasards, quand je revins à Paris, mon attention fut attirée par une affiche de théâtre sur laquelle était un portrait d’une artiste du nom d’Annette Ravelli. Je la reconnus aussitôt. Le soir même, j’allai au théâtre en question. Annette y chantait en français et en italien. Sur la scène, elle était admirable. La représentation terminée, je me rendis à sa loge. Elle me reçut immédiatement.

- Raoul ! s’écria-t-elle, tendant vers moi ses mains pâles. Quelle merveille surprise ! Où étais-tu ces années passées ?

Je le lui aurais dit, mais elle ne tenait pas vraiment à m’écouter.

- Tu vois, je suis presque arrivée !

Elle fit de la main un geste circulaire, un geste triomphant, pour me faire admirer sa loge encombrée de bouquets.

- La bonne miss Slater doit être fière de ta réussite.

- Cette vieille sorcière? Non, sûrement pas. Sais-tu qu’elle me destinait au Conservatoire ? Pour donner des récitals devant un public guindé. Merci ! Moi, je suis une artiste. C’est ici, sur une scène de variétés, que je trouve à exprimer ma personnalité.

A ce moment entra un homme d’un certain âge, aux traits fins, très distingué. D’après son attitude, je compris vite qu’il était le protecteur d’Annette. Il me jeta un regard en coin et Annette lui expliqua :

- Un ami d’enfance. Il passe sur Paris, voit mon portrait sur une affiche, et le voilà !

L’homme se montra alors d’une parfaite affabilité. En ma présence, il exhiba un bracelet de rubis et de diamants et le passa au poignet d’Annette. Comme je me levais pour prendre congé, elle me jeta un regard de triomphe et murmura :

- J’ai fait mon chemin, n’est-ce pas ? Tu vois ? Le monde entier m’appartient.

Mais comme je quittais sa loge, je l’entendis tousser, d’une toux sèche et aiguë. Je savais ce que signifiait cette toux.

C’était le cadeau que sa mère lui avait laissé en mourant.

Je la revis ensuite deux ans plus tard. Elle était allée chercher refuge chez miss Slater. Sa carrière était brisée. Elle était atteinte de tuberculose avancée et les médecins s’accordaient à dire qu’il n’y avait rien à faire.

Ah ! je ne l’oublierai jamais telle que je la vis alors ! Elle était couchée sous une sorte d’abri dans le jardin. On la faisait rester en plein air jour et nuit. Ses joues étaient creuses et empourprées, ses yeux brillants de fièvre.

Elle m’accueillit avec une sorte de désespoir qui me fit sursauter.

- Je suis heureuse de te voir, Raoul. Tu sais ce qu’ils disent... qu’il est impossible que je ne guérisse pas. Ils le disent derrière mon dos, tu penses bien. Devant moi, ils essayent de me rassurer et de me consoler. Mais ce n’est pas vrai, Raoul, ce n’est pas vrai ! Je refuse de mourir. Mourir ? Quand j’ai devant moi une vie si belle qui me tend les bras ? C’est la volonté de vivre qui importe. Tous les grands docteurs le disent aujourd’hui. Je ne suis pas de ces faibles qui s’abandonnent. Je me sens déjà infiniment mieux... infiniment mieux, tu m’entends ?

Elle s’appuya sur son coude pour donner plus de force à ses paroles, puis retomba, en proie à une quinte de tous qui déchirait son corps frêle.

- Cette toux, ce n’est rien, dit-elle haletante. Et les hémorragies ne m’effraient pas. Je surprendrai les docteurs. C’est la volonté qui compte. Rappelle-toi, Raoul, je vivrai.

C’était pitoyable, vous comprenez, pitoyable.

A ce moment, Félicie Bault entra avec un verre de lait chaud sur un plateau. Elle tendit le verre à Annette et la regarda boire avec une expression que je ne pus sonder, mais où il y avait assurément une maligne satisfaction.

Annette, elle aussi, surprit cette expression. Furieuse, elle jeta le verre par terre où il vola en éclats.

- Tu la vois ? Voilà comme elle me regarde tout le temps. Elle est heureuse que je sois en train de mourir ! Oui, elle s’en réjouit. Elle qui est forte et bien portante. Regarde-la : jamais un jour de maladie, celle-là. Et tout ça pour rien. A quoi lui sert cette grande carcasse ? Que peut-elle en faire ?

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